J’ai brulé mes vaisseaux. J’ai rompu en visière avec la
Société.
J’ai insulté tous ceux qui me servaient
maladroitement.
Et me voici maintenant seul en face de cette
Société.
Il faut vaincre ou mourir
Si je succombe, on m’aura payé cher, je vous le
jure.
Mais, je sens de plus en plus que je triomphe,
car nous sommes deux et à l’heure qu’il est à ma
connaissance,
seulement peut-être 6 ou 8, tous jeunes, tous travailleurs
acharnés,
tous arrivés à la même conclusion par des moyens
divers.
Mon ami, c’est la vérité, j’en suis sûr comme de mon
existence,
dans un an nous serons un million. Je désire vous raconter un
fait.
Avant que je ne quitte Paris, M. Nieuwerkerque, directeur des
Beaux Arts,
m’a fait inviter à déjeuner, au nom du Gouvernement,
et de crainte que ne refuse cette invitation,
il avait pris pour ambassadeurs : MM Chenavard et
Français,
deux satisfaits, deux décorés.
Je dois dire à leur honte qu’ils remplissaient un rôle
gouvernemental
vis-à-vis de moi.
Ils préparaient mon esprit à la bienveillance et secondaient
les vues de M. le directeur.
D’autre part, ils auraient été contents que je me rendisse
comme eux.
Après qu’ils m’eurent bien conjuré d’être ce qu’ils appelaient
bon enfant,
nous nous rendîmes au déjeuner, chez Douix, au Palais Royal,
où M. de Nieuwerkerque nous attendait.
Aussitôt qu’il m’aperçut, il s’élança sur moi en me pressant
les mains
et s’écriant qu’il était enchanté de mon acceptation, qu’il
voulait agir franchement avec moi
et qu’il ne me dissimulait pas qu’il venait pour me
convertir.
Les deux autres échangèrent un coup-d’oeil qui voulait dire :
quelle maladresse !
Il vient de tout gâter.
Je répondis que j’étais tout converti,
que pourtant s’il voulait me faire changer de manière de
voir,
je ne demandais pas mieux que de m’instruire.
Il continua en me disant que le gouvernement était désolé de
me voir aller seul,
qu’il fallait modifier mes idées, mettre de l’eau dans mon
vin,
qu’on était tout porté pour moi, que je ne devais pas faire la
mauvaise tête;
enfin toutes sortes de sottises de ce genre.
Puis il termina en me disant que le Gouvernement désirait que
je fasse un tableau
dans tout ma puissance pour l’exposition de 1855,
que je pouvais compter sur sa parole et qu’il mettrait pour
condition
que je présente une esquisse et que le tableau
fait,
il serait soumis à un conseil d’artistes que je
choisirais
et à un comité qu’il choisirait de son côté.
Je vous laisse à penser dans quelle fureur je suis entré après
une pareille ouverture.
Je répondis immédiatement que je ne comprenais absolument rien
à tout ce qu’il venait de me dire,
d’abord parce qu’il m’affirmait qu’il était un
Gouvernement
et que je ne me sentais nullement compris dans ce
Gouvernement,
que moi aussi j’étais un Gouvernement
et que je défiais le sien de faire quoi que ce soit pour le
mien que je puisse accepter.
Je continuai en lui disant que je considérais son Gouvernement
comme un simple particulier,
que lorsque mes tableaux lui plairaient, il était libre de me
les acheter
et que je ne lui demandais qu’une chose,
c’est qu’il laisse l’art libre dans son exposition
et qu’il ne soutienne pas avec un budget de 300 000
francs,
trois mille artistes contre moi.
Je continuai en lui disant que j’étais seul juge de ma
peinture,
que j’étais non seulement un peintre,
mais encore un homme,
que j’avais fait de la peinture, non pour faire de l’art pour
l’art,
mais bien pour conquérir ma liberté intellectuelle
et que j’étais arrivé par l’étude de la tradition à m’en
affranchir
et que moi seul, de tous les artistes français mes
contemporains,
avais la puissance de rendre et de traduire d’une façon
originale
et ma personnalité et ma Société etc... etc...
Ce à quoi il me répondit :
- M. Courbet, vous êtes bien fier !
- Je m’étonne, lui dis-je, que vous ne vous en aperceviez
seulement que maintenant,
Monsieur, je suis l’homme le plus fier et le plus
orgueilleux de France !
Cet homme qui est le plus inepte que j’ai rencontré peut-être
de ma vie,
me regardait avec des yeux hébétés.
Il était d’autant plus stupéfait qu’il avait dû compromettre à
ses maîtres
et aux Dames de la Cour qu’il allait leur faire voir comment
on achetait un homme
pour vingt ou trente mille francs.
Il me demanda encore si je n’enverrais rien à cette
exposition.
Je lui répondis que je ne concourrai jamais parce que je
n’admettrais pas de juges,
que pourtant il pouvait se faire que je leur envoie par
cynisme mon Enterrement
qui était mon début et mon exposé de principes,
qu’ils se démêleraient avec ce tableau comme ils pourraient,
mais que j’espérais à moi seul (peut-être) de faire une
exposition en rivalités de la leur,
qui me rapporterait quarante mille francs en argent
que je ne gagnerais certainement pas avec eux.
Je lui rappelais aussi qu’il me devait quinze mille
francs
pour les droits d’entrée qu’ils avaient perçus avec mes
tableaux
dans les expositions antécédentes,
que les employés m’avaient assuré
qu’individuellement
ils conduisaient deux cents personnes par jour devant mes
Baigneuses.
Ce à quoi il répondit la bêtise suivante :
que ces personnes n’allaient pas pour les
admirer.
Il me fut facile de répondre en récusant son opinion
personnelle
et en lui disant que la question n’était pas là,
que soit pour critique, soit pour admiration,
la vérité était qu’ils avaient touché les droits
d’entrée
et que la moitié des comptes rendus des journaux portaient sur
mes tableaux.
Il continua en me disant qu’il était bien
malheureux
qu’il se trouve au monde des gens comme vous,
qu’ils étaient nés pour perdre les plus belles
organisations
et que j’en serais un exemple frappant.
Je me suis mis à rire aux larmes
en lui assurant qu’il n’y aurait que lui et les académies qui
en souffriraient.
Je n’ose vous parler davantage de cet homme,
je crains de vous ennuyer par trop.
Pour terminer, il finit par quitter la place,
nous laissant en plan, dans la salle du
restaurant.
Il laissa passer la porte, je luis pris la main et lui dis :
- Monsieur, je vous prie de croire que nous sommes toujours
aussi amis.
Puis je me retournais du côté de Chenavard et de Français
en les priant de croire aussi, qu’ils étaient
deux imbéciles.
Ensuite nous allâmes boire de la bière.
Voici encore un mot de M. de Nieuwerkerque qui me revient :
- J’espère, me disait-il, Monsieur Courbet, que vous n’avez
pas à vous plaindre,
le Gouvernement fait assez de coquetteries à votre
égard.
Personne ne pourra se flatter d’en avoir eu autant que vous
!
Remarquez bien que c’est le Gouvernement et non pas
moi
qui vous offre aujourd’hui à déjeuner.
Si bien que je suis redevable au Gouvernement d’un
déjeuner.
Je voulais lui rendre, mais cela a mis en colère Chenavard et
Français.
Vous voyez, mon cher ami, que nous avons carrière
ouverte
et nous pouvons nous livrer à notre indépendance
avec connaissance de cause.
...je voulais être sûr de cette exposition
qui trouvait des obstacles partout.
La Ville de Paris m'a tenu le bec dans l'eau pendant un mois et demi avec les terrains.
A la fin nous avons découvert, mais trop tard,
qu'elle voulait un pot de vin de 100 000 francs.
On voulait avoir raison de moi
et des acquéreurs que j'ai trouvés.
Que de peine dans la vie, cher ami,
vous devez d'ailleurs en savoir quelque chose
Dans ce moment, j'ai un genre d'occupation ridicule.
Je suis à la poursuite des voleurs.
Je cherche à rattrapper les tableaux qui m'ont été volés
de toute part.
Hier encore on en vendait deux à la salle des Commissaires priseurs
qui m'ont été volés, il y a quelque temps à Londres.
Ils ont été vendus 4500 francs.
C'est dur de voir passer cet argent sans pouvoir y toucher.
L'homme qui tenait mon exposition a été condamné à deux ans de prison,
on a estimé qu'il avait pris 4 ou 5000 francs.
Les tableaux que j'ai à l'exposition sont horriblement mal placés et ne puis obtenir à les faire placer ensemble comme le règlement le comporte.
En un mot, on voulait en finir avec moi, on voulait me tuer. Depuis un moi je suis désespéré. Ils m'ont refusé systématiquement mes grands tableaux, en déclarant que ce n'était pas la peinture qu'ils refusaient, mais l'homme.
Mes ennemis feront ma fortune. Cela m'a donné le courage de mes idées, idées que je vous communiquais depuis déjà longtemps.
Je conquiers la liberté, je sauve l'indépendance de l'Art.
Mon cher Alfred,
Je suis enchanté que vous vous reposiez sur moi.
Je ne vous faillirai pas, soyez-en convaincu !
Faites-moi cet honneur, car j’ai pour garant
une haine des hommes et de notre
société
que ne s’éteindra qu’avec moi.
si vous avez l'inimitié des puissants,
ça vient de ce que vous aimez les gens de valeur et de génie
et que courageusement vous le leur prouvez.
Vous n'avez donc pas à vous plaindre.