Gustave Courbet - dessins 1862 - 1871



J’ai brulé mes vaisseaux. J’ai rompu en visière avec la Société.
J’ai insulté tous ceux qui me servaient maladroitement.
Et me voici maintenant seul en face de cette Société.
Il faut vaincre ou mourir


Si je succombe, on m’aura payé cher, je vous le jure.
Mais, je sens de plus en plus que je triomphe,
car nous sommes deux et à l’heure qu’il est à ma connaissance,
seulement peut-être 6 ou 8, tous jeunes, tous travailleurs acharnés,
tous arrivés à la même conclusion par des moyens divers.


Mon ami, c’est la vérité, j’en suis sûr comme de mon existence,
dans un an nous serons un million. Je désire vous raconter un fait.


Avant que je ne quitte Paris, M. Nieuwerkerque, directeur des Beaux Arts,
m’a fait inviter à déjeuner, au nom du Gouvernement,
et de crainte que ne refuse cette invitation,
il avait pris pour ambassadeurs : MM Chenavard et Français,
deux satisfaits, deux décorés.


Je dois dire à leur honte qu’ils remplissaient un rôle gouvernemental
vis-à-vis de moi.
Ils préparaient mon esprit à la bienveillance et secondaient les vues de M. le directeur.
D’autre part, ils auraient été contents que je me rendisse comme eux.
Après qu’ils m’eurent bien conjuré d’être ce qu’ils appelaient bon enfant,
nous nous rendîmes au déjeuner, chez Douix, au Palais Royal,
où M. de Nieuwerkerque nous attendait.


Aussitôt qu’il m’aperçut, il s’élança sur moi en me pressant les mains
et s’écriant qu’il était enchanté de mon acceptation, qu’il voulait agir franchement avec moi
et qu’il ne me dissimulait pas qu’il venait pour me convertir.
Les deux autres échangèrent un coup-d’oeil qui voulait dire : quelle maladresse !
Il vient de tout gâter.


Je répondis que j’étais tout converti,
que pourtant s’il voulait me faire changer de manière de voir,
je ne demandais pas mieux que de m’instruire.
Il continua en me disant que le gouvernement était désolé de me voir aller seul,
qu’il fallait modifier mes idées, mettre de l’eau dans mon vin,
qu’on était tout porté pour moi, que je ne devais pas faire la mauvaise tête;
enfin toutes sortes de sottises de ce genre.


Puis il termina en me disant que le Gouvernement désirait que je fasse un tableau
dans tout ma puissance pour l’exposition de 1855,
que je pouvais compter sur sa parole et qu’il mettrait pour condition
que je présente une esquisse et que le tableau fait,
il serait soumis à un conseil d’artistes que je choisirais
et à un comité qu’il choisirait de son côté.
Je vous laisse à penser dans quelle fureur je suis entré après une pareille ouverture.


Je répondis immédiatement que je ne comprenais absolument rien
à tout ce qu’il venait de me dire,
d’abord parce qu’il m’affirmait qu’il était un Gouvernement
et que je ne me sentais nullement compris dans ce Gouvernement,
que moi aussi j’étais un Gouvernement
et que je défiais le sien de faire quoi que ce soit pour le mien que je puisse accepter.
Je continuai en lui disant que je considérais son Gouvernement comme un simple particulier,
que lorsque mes tableaux lui plairaient, il était libre de me les acheter
et que je ne lui demandais qu’une chose,
c’est qu’il laisse l’art libre dans son exposition
et qu’il ne soutienne pas avec un budget de 300 000 francs,
trois mille artistes contre moi.


Je continuai en lui disant que j’étais seul juge de ma peinture,
que j’étais non seulement un peintre, mais encore un homme,
que j’avais fait de la peinture, non pour faire de l’art pour l’art,
mais bien pour conquérir ma liberté intellectuelle
et que j’étais arrivé par l’étude de la tradition à m’en affranchir
et que moi seul, de tous les artistes français mes contemporains,
avais la puissance de rendre et de traduire d’une façon originale
et ma personnalité et ma Société etc... etc...


Ce à quoi il me répondit :
- M. Courbet, vous êtes bien fier !
- Je m’étonne, lui dis-je, que vous ne vous en aperceviez seulement que maintenant,
   Monsieur, je suis l’homme le plus fier et le plus orgueilleux de France !


Cet homme qui est le plus inepte que j’ai rencontré peut-être de ma vie,
me regardait avec des yeux hébétés.
Il était d’autant plus stupéfait qu’il avait dû compromettre à ses maîtres
et aux Dames de la Cour qu’il allait leur faire voir comment on achetait un homme
pour vingt ou trente mille francs.


Il me demanda encore si je n’enverrais rien à cette exposition.
Je lui répondis que je ne concourrai jamais parce que je n’admettrais pas de juges,
que pourtant il pouvait se faire que je leur envoie par cynisme mon Enterrement
qui était mon début et mon exposé de principes,
qu’ils se démêleraient avec ce tableau comme ils pourraient,
mais que j’espérais à moi seul (peut-être) de faire une exposition en rivalités de la leur,
qui me rapporterait quarante mille francs en argent
que je ne gagnerais certainement pas avec eux.


Je lui rappelais aussi qu’il me devait quinze mille francs
pour les droits d’entrée qu’ils avaient perçus avec mes tableaux
dans les expositions antécédentes,
que les employés m’avaient assuré qu’individuellement
ils conduisaient deux cents personnes par jour devant mes Baigneuses.


Ce à quoi il répondit la bêtise suivante :
que ces personnes n’allaient pas pour les admirer.
Il me fut facile de répondre en récusant son opinion personnelle
et en lui disant que la question n’était pas là,
que soit pour critique, soit pour admiration,
la vérité était qu’ils avaient touché les droits d’entrée
et que la moitié des comptes rendus des journaux portaient sur mes tableaux.


Il continua en me disant qu’il était bien malheureux
qu’il se trouve au monde des gens comme vous,
qu’ils étaient nés pour perdre les plus belles organisations
et que j’en serais un exemple frappant.
Je me suis mis à rire aux larmes
en lui assurant qu’il n’y aurait que lui et les académies qui en souffriraient.


Je n’ose vous parler davantage de cet homme,
je crains de vous ennuyer par trop.
Pour terminer, il finit par quitter la place,
nous laissant en plan, dans la salle du restaurant.
Il laissa passer la porte, je luis pris la main et lui dis :
- Monsieur, je vous prie de croire que nous sommes toujours aussi amis.
Puis je me retournais du côté de Chenavard et de Français
en les priant de croire aussi, qu’ils étaient deux imbéciles.


Ensuite nous allâmes boire de la bière.


Voici encore un mot de M. de Nieuwerkerque qui me revient :
- J’espère, me disait-il, Monsieur Courbet, que vous n’avez pas à vous plaindre,
le Gouvernement fait assez de coquetteries à votre égard.
Personne ne pourra se flatter d’en avoir eu autant que vous !
Remarquez bien que c’est le Gouvernement et non pas moi
qui vous offre aujourd’hui à déjeuner.
Si bien que je suis redevable au Gouvernement d’un déjeuner.
Je voulais lui rendre, mais cela a mis en colère Chenavard et Français.


Vous voyez, mon cher ami, que nous avons carrière ouverte
et nous pouvons nous livrer à notre indépendance
avec connaissance de cause.




...je voulais être sûr de cette exposition 
qui trouvait des obstacles partout.

La Ville de Paris m'a tenu le bec dans l'eau pendant un mois et demi avec les terrains.
A la fin nous avons découvert, mais trop tard, 
qu'elle voulait un pot de vin de  100 000 francs.
On voulait avoir raison de moi
et des acquéreurs que j'ai trouvés.
Que de peine dans la vie, cher ami,
vous devez d'ailleurs en savoir quelque chose






Dans ce moment, j'ai un genre d'occupation ridicule.
Je suis à la poursuite des voleurs.
Je cherche à rattrapper les tableaux qui m'ont été volés
de toute part.
Hier encore on en vendait deux à la salle des Commissaires priseurs
qui m'ont été volés, il y a quelque temps à Londres.
Ils ont été vendus 4500 francs.
C'est dur de voir passer cet argent sans pouvoir y toucher.
L'homme qui tenait mon exposition a été  condamné à deux ans de prison, 
on a estimé qu'il avait pris 4 ou 5000 francs.





Mon cher, il y avait un coup monté contre moi épouvantable. Heureusement que je m'en suis aperçu à temps.

Les tableaux que j'ai à l'exposition sont horriblement mal placés et ne puis obtenir à les faire placer ensemble comme le règlement le comporte.

En un mot, on voulait en finir avec moi, on voulait me tuer. Depuis un moi je suis désespéré. Ils m'ont refusé systématiquement mes grands tableaux, en déclarant que ce n'était pas la peinture qu'ils refusaient, mais l'homme.

Mes ennemis feront ma fortune. Cela m'a donné le courage de mes idées, idées que je vous communiquais depuis déjà longtemps.

Je conquiers la liberté, je sauve l'indépendance de l'Art.




Je suis enchanté que vous vous reposiez sur moi.
Je ne vous faillirai pas, soyez-en convaincu !
Faites-moi cet honneur, car j’ai pour garant
une haine des hommes et de notre société
que ne s’éteindra qu’avec moi.





Mon cher Alfred,

si vous avez l'inimitié des puissants,
ça vient de ce que vous aimez les gens de valeur et de génie
et que courageusement vous le leur prouvez.
Vous n'avez donc pas à vous plaindre.